Avis 20232416 - Séance du 22/06/2023

Avis 20232416 - Séance du 22/06/2023

Ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Maître X du cabinet d’avocats X, conseil de la Guinée équatoriale, a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs, par courrier enregistré à son secrétariat le 25 avril 2023, à la suite du refus opposé par la ministre de l'Europe et des affaires étrangères à sa demande de consultation, par dérogation aux délais fixés par l'article L213-2 du code du patrimoine, des articles suivants conservés au centre des archives diplomatiques de La Courneuve :
1) « 1939INVA/226 : Secrétariat général : Notes de la direction des affaires africaines et malgaches, classées par pays, septembre 1974‐janvier 2976 » ;
2) « 1939INVA/298 : Secrétariat général : Notes de la direction des affaires africaines et malgaches, classement chronologique et par pays, mars 1976‐janvier 1977 » ;
3) « 121INVA/595 : Cabinet du Ministre, dossiers des cabinets de Jean Sauvagnargues et de Louis de Guiringaud, 1974‐1978 : Direction des affaires africaines et malgaches, dossiers pays, de Djibouti à Haute Volta ».

1. Présentation du cadre juridique :

La commission rappelle, à titre liminaire, qu’elle est compétente, en vertu des dispositions de l’article L342-1 du code des relations entre le public et l'administration, pour émettre un avis sur la communication au demandeur, en application des dispositions des articles L213-1 à L213-3 du code du patrimoine, par les services qui les conservent, des documents sollicités qui constituent des documents d’archives publiques, au sens de l’article L211-4 de ce même code.

La commission rappelle également que les archives sont conservées, selon les termes de l'article L211-2 du code du patrimoine, « tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche ». Aussi les archives sont-elles destinées à être communiquées aux personnes qui désirent les utiliser aux fins énumérées à cet article.

Dans le cas des archives publiques, le droit d'accès est fixé par les dispositions des articles L213-1 à L213-3 du code du patrimoine.

La commission précise, en premier lieu, que les documents d’archives publiques sont en principe communicables de plein droit, en vertu de l'article L213-1 du code du patrimoine. Néanmoins, par dérogation à cet article, certaines catégories de documents, en raison des informations qu'ils contiennent, ne sont pas immédiatement communicables et ne le deviennent qu’aux termes des délais et dans les conditions, fixés par l'article L213-2 de ce même code. Selon le 3° du I de cet article, les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, et qui ont pour ce motif fait l'objet d'une mesure de classification mentionnée à l'article 413-9 du code pénal, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, ou à la protection de la vie privée sont couverts par un délai de cinquante ans, à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier. Le même délai s'applique aux documents qui portent une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable, ou qui font apparaître le comportement d'une personne dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice.

La commission ajoute que lorsqu’un dossier d’archive comporte un ou plusieurs documents qui ne sont pas librement accessibles, cette circonstance rend incommunicable l’ensemble des documents inclus dans le dossier, avant l’expiration de tous les délais destinés à protéger les divers intérêts publics ou privés en présence (avis de partie II, n° 20215602, du 4 novembre 2021).

La commission précise, en second lieu, qu'en vertu de l'article L213-3 du code du patrimoine, une autorisation de consultation, par anticipation aux délais prévus par l'article L213-2 précité, peut cependant être accordée par l’administration des archives aux personnes, physiques ou morales, qui en font la demande dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation des documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. Cette autorisation requiert l’accord préalable de l'autorité dont émanent les documents, l’administration des archives étant tenue par l’avis donné.

La commission rappelle que pour apprécier l'opportunité d'une communication anticipée, elle s'efforce, au cas par cas, de mettre en balance les avantages et les inconvénients d'une communication anticipée, en tenant compte d'une part, de l'objet de la demande et, d'autre part, de l'ampleur de l'atteinte aux intérêts protégés par la loi.

Conformément à sa doctrine constante (avis de partie II, n° 20050939, du 31 mars 2005), cet examen la conduit à analyser le contenu du document (son ancienneté, la date à laquelle il deviendra librement communicable, la sensibilité des informations qu'il contient au regard des secrets justifiant les délais de communication) et à apprécier les motivations, la qualité du demandeur (intérêt scientifique s'attachant à ses travaux mais aussi intérêt administratif ou familial) et sa capacité à respecter la confidentialité des informations dont il souhaite prendre connaissance.

La commission a estimé opportun de compléter sa grille d’analyse afin de tenir compte de la décision d’Assemblée n° 422327 et 431026, du 12 juin 2020, par laquelle le Conseil d’État a précisé qu’afin de déterminer s'il y a lieu ou non de faire droit à une demande de consultation anticipée, il convient de mettre en balance d'une part, l'intérêt légitime du demandeur apprécié au regard du droit de demander compte à tout agent public de son administration posé par l'article 15 de la Déclaration du 26 août 1789 et de la liberté de recevoir et de communiquer des informations protégées par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, d'autre part, les intérêts que la loi a entendu protéger (avis de partie II, n° 20215602, du 4 novembre 2021).

La commission rappelle, à cet égard, d’une part, que l'exercice du droit d’accès aux documents administratifs, garanti par l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a valeur constitutionnelle (décision du Conseil constitutionnel n° 2020-834, du 3 avril 2020). Il est loisible au législateur d'apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.

La commission précise, d’autre part, que si l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’accorde pas un droit d’accès à toutes les informations détenues par une autorité publique ni n’oblige l’État à les communiquer, il peut en résulter un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique lorsque l’accès à ces informations est déterminant pour l’exercice du droit à la liberté d’expression et, en particulier, à la liberté de recevoir et de communiquer des informations, selon la nature des informations demandées, leur disponibilité, le but poursuivi par le demandeur et son rôle dans la réception et la communication au public d’informations. Dans cette hypothèse, le refus de fournir les informations demandées constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression qui, pour être justifiée, doit être prévue par la loi, poursuivre un des buts légitimes mentionnés au point 2 de l’article 10 et être strictement nécessaire et proportionnée.

Comme l’a indiqué le Conseil d’État dans sa décision d’Assemblée précitée, la commission estime, en conséquence, que l'intérêt légitime du demandeur doit être apprécié à la lumière de ces deux textes, au vu de la démarche qu'il entreprend et du but qu'il poursuit en sollicitant la consultation anticipée d'archives publiques, de la nature des documents en cause et des informations qu'ils comportent. Les risques qui doivent être mis en balance sont ceux d'une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi, en particulier au secret des délibérations du pouvoir exécutif, à la protection qu'appellent la conduite des relations extérieures et la défense des intérêts fondamentaux de l’État ou encore à la sécurité des personnes. La pesée de l'un et des autres s'effectue en tenant compte notamment de l'effet, eu égard à la nature des documents en cause, de l'écoulement du temps et, le cas échéant, de la circonstance que ces documents ont déjà fait l'objet d'une autorisation de consultation anticipée ou ont été rendus publics.

2. Application au cas d’espèce :

La commission observe à titre liminaire que, le 5 mai 2021, la Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies, a été saisie par voie de compromis d’un litige frontalier entre le Gabon et la Guinée équatoriale. Les cabinets d’avocats représentants ces deux États ont formé plusieurs demandes d’accès anticipé à des fonds conservés par les centres des archives diplomatiques de La Courneuve et de Nantes, qui leur ont permis de consulter les documents en lien direct avec ce différend.

En premier lieu, la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, qui a présenté des observations écrites et dont des représentants ont été auditionnés par la commission, a indiqué que les fonds d’archives concernés contiennent des éléments sensibles dont la divulgation porterait atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique et à la protection de la vie privée. La commission a également été informée que des documents classifiés au titre du secret de la défense nationale figurent dans ces fonds. Dès lors, la commission estime que le délai de cinquante ans prévu par le 3° du I de l’article L213-2 du code du patrimoine trouve à s’appliquer. Elle en déduit que les fonds d’archives demandés ne sont pas encore librement communicables et le seront, selon les dossiers, au plus tôt entre 2025 et 2029, de sorte qu’une autorisation de consultation par dérogation est nécessaire en l’espèce.

En second lieu, la commission relève, d’une part, que la demande est présentée par le cabinet d’avocats représentant la Guinée équatoriale, qui inscrit sa démarche dans le cadre de l’élaboration de sa stratégie de défense devant la CIJ. La commission constate que le but recherché n’est pas de faire publiquement état des informations qui seraient portées à sa connaissance mais de produire celles qu’il jugerait pertinentes lors de la phase écrite de la procédure devant la CIJ. En outre, comme il le fait valoir, et ainsi qu’il ressort des informations disponibles sur le site Internet de la CIJ, les pièces de la procédure écrite produites devant la Cour ne sont mises à la disposition de la presse et du public qu’à l’ouverture de la procédure orale et si les parties n’y voient pas d’objections. Le demandeur justifie enfin d’un intérêt à la consultation immédiate des documents sollicités, sans attendre l’expiration du délai de libre communicabilité, compte tenu de la procédure en cours.

La commission observe, d’autre part, que la démarche de sélection adoptée par le service des archives du ministère de l'Europe et des affaires étrangères a permis d’identifier au sein des fonds d’archives sollicités des dossiers « Guinée équatoriale » et « Gabon ». Si la commission prend note de ce que ces dossiers ne contiennent aucun document spécifiquement consacré au différend territorial porté devant la CIJ, elle estime cependant que ces dossiers sont susceptibles de contenir des informations permettant au demandeur de renforcer sa stratégie de défense en éclairant la Cour sur le contexte historique et diplomatique de l’affaire, en particulier dans ces deux États. A cet égard, la commission relève en particulier qu’il a été fait mention devant elle d’un document décrivant la manière dont ce différend a été perçu à l’époque par un chef d’État voisin et les réactions qu’il a suscitées de sa part.

La commission déduit de ces éléments que l’intérêt légitime de Maître X à la consultation des dossiers qui ont été identifiés par la ministre de l'Europe et des affaires étrangères est en l’espèce établi.

Toutefois, la commission prend note des observations de la ministre de l'Europe et des affaires étrangères selon lesquelles les dossiers sollicités traitent des relations bilatérales de la France avec plusieurs pays de la zone géographique, et non spécifiquement avec le Gabon et/ou la Guinée équatoriale. Elle prend également acte de ce que la question de détermination de frontières intéressant au premier chef le demandeur n’est traitée que de manière marginale et accessoire par les documents des dossiers « Guinée équatoriale » et « Gabon ». Une partie des documents étant classifiés au titre de la protection du secret de la défense nationale, leur accès est en outre subordonné à une décision formelle de déclassification de l’autorité émettrice.

La ministre de l'Europe et des affaires étrangères a également précisé que ces dossiers comportent, outre des éléments relatifs à la vie privée de personnes identifiables, de nombreuses informations sur la situation politico-militaire des pays de la zone géographique concernée et sur les relations bilatérales entre la France et ces États. Lors de leur audition par la commission, les représentants du ministère ont souligné que ces documents n’ont jamais été rendus publics et demeurent très sensibles malgré l’écoulement du temps. La commission estime par suite que leur divulgation serait de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure.

Au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la commission considère ainsi qu’en dépit de l’intérêt légitime de Maître X, la consultation par anticipation aux délais légaux de communicabilité des documents demandés est, à la date de sa séance, de nature à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. Elle émet, dès lors, un avis défavorable à la demande.