Avis 20236961 - Séance du 25/01/2024

Avis 20236961 - Séance du 25/01/2024

Direction générale des patrimoines et de l'architecture

Maître X, conseil de la famille de Madame X, a saisi la Commission d'accès aux documents administratifs, par courrier enregistré à son secrétariat le 16 novembre 2023, à la suite du refus opposé par le directeur général des patrimoines et de l’architecture à sa demande de consultation, par dérogation aux délais prévus à l'article L213-2 du code du patrimoine, de l'ensemble des archives du cabinet du Premier ministre, Michel ROCARD, mentionnées sous la cote suivante : Dossiers de la cellule diplomatique -19930409 / 1 (extrait) : Dossier « Afrique du Sud», mars 1988-mars 1990.

La commission observe, à titre liminaire, que Maître X a présenté une demande de consultation de documents d’archives publiques produits par le cabinet du Premier ministre Monsieur ROCARD, par dérogation aux délais légaux de communicabilité. Une autorisation de consultation lui a été délivrée pour la note n°1058/DAM du 6 mai 1988 mais lui ont été refusées l’autorisation de reproduction de ce document ainsi que l’autorisation de consultation du surplus des documents composant le dossier concerné. Maître X a saisi la commission du refus de consultation partielle et du refus de reproduction qui lui ont été opposés.

I. Présentation du cadre juridique :

La commission rappelle, en premier lieu, que les documents d’archives publiques sont en principe communicables de plein droit, en vertu de l'article L213-1 du code du patrimoine. Néanmoins, par dérogation à cet article, certaines catégories de documents, en raison des informations qu'ils contiennent, ne sont pas immédiatement communicables et ne le deviennent qu’aux termes des délais et dans les conditions fixés par l'article L213-2 de ce même code.

Selon le 2° du I de cet article, les documents dont la communication porterait atteinte à la conduite des relations extérieures sont couverts par un délai de vingt-cinq ans, à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier. Selon le 3° du I du même article, les documents dont la communication porterait atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure sont quant à eux couverts par un délai de cinquante ans. Le même délai de cinquante ans s’applique aux documents qui portent une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable.

La commission précise, en deuxième lieu, qu'en vertu de l'article L213-3 du code du patrimoine, une autorisation de consultation, par anticipation aux délais prévus par l'article L213-2 précité, peut cependant être accordée par l’administration des archives aux personnes, physiques ou morales, qui en font la demande dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation des documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. Cette autorisation requiert l’accord préalable de l'autorité dont émanent les documents, l’administration des archives étant tenue par l’avis donné.

La commission rappelle aussi qu'aux termes de l'article L213-4 du code du patrimoine, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 : « Le versement des documents d'archives publiques émanant du Président de la République, du Premier ministre et des autres membres du Gouvernement peut être assorti de la signature entre la partie versante et l'administration des archives d'un protocole relatif aux conditions de traitement, de conservation, de valorisation ou de communication du fonds versé, pendant la durée des délais prévus à l'article L213-2. Les stipulations de ce protocole peuvent également s'appliquer aux documents d'archives publiques émanant des collaborateurs personnels de l'autorité signataire (…). Les documents d'archives publiques versés antérieurement à la publication de la loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives demeurent régis par les protocoles alors signés. Toutefois, les clauses de ces protocoles relatives au mandataire désigné par l'autorité signataire cessent d'être applicables vingt-cinq ans après le décès du signataire ».

Le Conseil d’État, dans sa décision d'Assemblée du 12 juin 2020, n°422327 et 431026, a considéré, s'agissant des protocoles signés antérieurement à la publication de la loi du 15 juillet 2008, que le signataire d'un tel protocole ou son mandataire disposent du pouvoir d'autoriser ou de refuser la consultation anticipée des archives publiques qui ont été versées aux Archives nationales, le ministre de la culture, autorité compétente pour statuer sur une demande d'autorisation, étant tenu par l'avis qu'ils donnent. Si les clauses relatives à la faculté d'opposition du mandataire cessent d'être applicables vingt-cinq ans après le décès du signataire du protocole, le ministre de la culture disposant alors du pouvoir d'autoriser ou de refuser la consultation anticipée, après avis conforme de l'autorité exerçant à cette date les compétences de l'autorité versante, les autres clauses, notamment celles fixant le ou les délais à l'expiration desquels les archives deviennent communicables de plein droit, demeurent en vigueur. Dans tous les cas, une autorisation de consultation anticipée des documents d'archives publiques peut être accordée en application de l'article L213-3 du code du patrimoine aux personnes qui en font la demande dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger.

Pour apprécier l'opportunité d'une communication anticipée, la commission s'efforce, au cas par cas, de mettre en balance les avantages et les inconvénients d'une communication anticipée, en tenant compte d'une part, de l'objet de la demande et, d'autre part, de l'ampleur de l'atteinte aux intérêts protégés par la loi.

Conformément à sa doctrine constante (avis de partie II n° 20050939, du 31 mars 2005), cet examen la conduit à analyser le contenu du document (son ancienneté, la date à laquelle il deviendra librement communicable, la sensibilité des informations qu'il contient au regard des secrets justifiant les délais de communication) et à apprécier les motivations, la qualité du demandeur (intérêt scientifique s'attachant à ses travaux mais aussi intérêt administratif ou familial) et sa capacité à respecter la confidentialité des informations dont il souhaite prendre connaissance.

Dans un avis de partie II n° 20215602 du 4 novembre 2021, la commission a estimé opportun de compléter sa grille d’analyse afin de tenir compte de la décision d’Assemblée n° 422327 et 431026, du 12 juin 2020 précitée, par laquelle le Conseil d’État a précisé qu’afin de déterminer s'il y a lieu ou non de faire droit à une demande de consultation anticipée, il convient de mettre en balance d'une part, l'intérêt légitime du demandeur apprécié au regard du droit de demander compte à tout agent public de son administration posé par l'article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et de la liberté de recevoir et de communiquer des informations protégée par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et, d'autre part, les intérêts que la loi a entendu protéger. L’intérêt légitime du demandeur doit être apprécié au vu de la démarche qu’il entreprend et du but qu’il poursuit en sollicitant la consultation anticipée d’archives publiques, de la nature des documents en cause et des informations qu’ils comportent. Les risques qui doivent être mis en balance sont ceux d’une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi. La pesée de l’un et des autres s’effectue en tenant compte notamment de l’effet, eu égard à la nature des documents en cause, de l’écoulement du temps et, le cas échéant, de la circonstance que ces documents ont déjà fait l’objet d’une autorisation de consultation anticipée ou ont été rendus publics.

II. Application au cas d’espèce :

En premier lieu, la commission relève qu’en vertu du dernier alinéa de l’article L213-4 du code du patrimoine, la consultation des documents sollicités demeure régie, à la date de la présente séance, par les stipulations du protocole, conclu pour une durée de soixante ans, signé par Monsieur ROCARD à l’issue de ses fonctions et nécessite par conséquent une autorisation par dérogation sur le fondement des dispositions combinées des articles L213-3 et L213-4 de ce code.

En deuxième lieu, le Premier ministre et la ministre de la Culture, qui ont présenté des observations écrites et dont des représentants ont été auditionnés par la commission, ont souligné que la demande d’autorisation de consultation qui leur a été adressée, bien que portant sur des documents élaborés ou détenus par la cellule diplomatique du cabinet du Premier ministre dont l’analyse mentionne « Afrique du Sud dont Koeberg, centrale nucléaire, contrat », faisait seulement état de la recherche de tout élément d’information permettant d’élucider l’assassinat à Paris, le 29 mars 1988, de Madame X, représentante en France de l’ANC. Eu égard à la motivation de la demande ainsi exprimée, il a par suite été considéré que les documents contenus dans le dossier objet de la demande étaient sans rapport direct avec l’objet de ces recherches, à l’exception de la note du 6 mai 1988 dans la seule mesure où elle cite le nom de la personne ayant succédé à Madame X au bureau de l’ANC à Paris.

A cet égard, la commission rappelle d’abord que le droit d'accès aux documents administratifs et aux archives publiques prévu par le titre Ier du livre III du code des relations entre le public et l'administration impose que les demandes dont l'administration est saisie soient suffisamment précises pour permettre à l’administration d’identifier clairement le ou les documents souhaités, sans l’obliger à procéder à des recherches. En effet, le livre III du code des relations entre le public et l'administration ne fait pas obligation aux administrations de répondre aux demandes trop générales ou insuffisamment précises (CE 27 sept. 1985 n° 56543 ; CE 30 juin 1989 n° 83477). Elle souligne en outre qu’il appartient à la personne qui souhaite être autorisée à accéder à des documents d’archives publiques par anticipation aux délais légaux de libre communicabilité d’apporter à l’appui de sa demande les éléments de nature à caractériser son intérêt légitime à la consultation de ces documents dans le cadre de l’article L213-3 du code du patrimoine.

En l’espèce, il ressort des pièces du dossier que la demande préalable de Maître X auprès de la direction générale des patrimoines et de l’architecture identifie clairement les documents auxquels il souhaite accéder. Le demandeur n’a certes explicité l’objet de sa démarche et l’intérêt s’attachant pour lui à la consultation des documents en cause qu’au cours de l’instruction de la saisine devant la commission. Toutefois, cette dernière estime, eu égard à son office, que ces précisions complémentaires peuvent être utilement prises en compte, dans la mesure où l’objet de la demande demeure identique.

Le demandeur a ainsi indiqué devant la commission rechercher un éclairage international sur les circonstances de l’assassinat, qui pourrait être lié aux investigations menées par Madame X sur d’éventuels contournements des sanctions qui visaient le régime d’apartheid dans les domaines militaires et nucléaires. La commission relève par ailleurs que la famille de la victime, représentée par Maître X, a engagé en France des procédures tendant à la réouverture de l’information judiciaire sur cet assassinat, sur laquelle une ordonnance de non-lieu a été rendue en 1992.

La commission considère par suite que l’intérêt légitime du demandeur à la consultation du dossier sollicité, par anticipation au délai de libre communicabilité, est en l’espèce établi.

En troisième lieu, il ressort des précisions apportées à la commission que le dossier sollicité comprend, d’une part, des échanges entre le directeur de cabinet du Premier ministre et le secrétaire général de l’Élysée, relatifs à l’alimentation en combustible de la centrale nucléaire de Koeberg. Les représentants de l’administration ont indiqué à la commission que ces documents comportent des informations se rattachant à cet égard aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure et demeurant très sensibles malgré l’écoulement du temps.

La commission reconnaît que des informations échangées entre les plus hautes autorités de l’État portant sur des sujets tels que le nucléaire, le terrorisme ou encore des conflits en cours ou non résolus peuvent légitimement faire l’objet d’une protection particulière au titre des intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure.

Elle relève en outre en l’espèce que compte tenu de la nature de leurs auteurs et destinataires, les documents en cause n’ont pu être versés aux archives qu’au bénéfice d’un protocole qui demeure en vigueur à ce jour. Au demeurant, s’ils ne l’avaient pas été dans un tel cadre, ils ne deviendraient librement communicables dans leur intégralité qu’à compter de l’année 2041.

La commission note enfin que les représentants de l’administration ont précisé que les documents en cause ne comportent aucune information se rapportant à Madame X.

Au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la commission considère ainsi qu’en dépit de l’intérêt légitime du demandeur, la consultation anticipée de ces documents, dont l’échéance du délai de communicabilité est éloignée, porterait, à la date de la présence séance, une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi.

Elle émet en conséquence, et dans cette mesure, un avis défavorable à la demande.

En revanche, il ressort des précisions apportées à la commission que le dossier sollicité comprend, d’autre part, des télégrammes diplomatiques, une note concernant un entretien avec le maire d’une ville sud-africaine, un numéro spécial de la lettre hebdomadaire des services d’expansion économique en Afrique du Sud et le compte rendu d’une mission de la DGRCST d’évaluation de la coopération culturelle, scientifique et technique avec ce pays. Concernant ce dernier document, la commission prend note qu’il comporte des appréciations portées sur des personnes physiques identifiées ou identifiables mais elle relève que son objet est de porter une appréciation sur les services. Par ailleurs, si la consultation de l’ensemble de ces documents serait susceptible de révéler des informations relatives à la conduite des relations extérieures de la France, il n’apparaît pas qu’elle serait susceptible de compromettre les intérêts fondamentaux de l’État. La commission note au demeurant que s’ils n’avaient pas été versés aux archives dans le cadre d’un protocole, les documents relevant du secret de la conduite des relations extérieures de la France seraient librement communicables depuis 2016, pour le plus récent.

Il n’apparaît enfin pas à la commission que les informations contenues dans ces documents présenteraient, à la date de la présente séance, une sensibilité particulière alors que la commission estime qu’elles sont de nature à éclairer le demandeur sur les relations bilatérales entretenues alors entre la France et l’Afrique du Sud, quand bien même elles ne se rapportent pas à Madame X.

Au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la commission considère par suite que l’intérêt légitime du demandeur est en l’espèce de nature à justifier la consultation anticipée des documents d’archives en cause, sans qu’il soit porté une atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi.

Elle émet en conséquence, et dans cette mesure, un avis favorable à la demande de consultation de ces documents.

Enfin, la commission rappelle qu’une autorisation de consultation par dérogation aux délais légaux de communicabilité n’entraîne pas de droit automatique à la reproduction ou à la transmission des documents. L’administration des archives peut toutefois, sur demande expresse, consentir à d’autres modalités d’accès que la consultation, suivant une procédure identique à l’autorisation de consultation par dérogation définie à l’article L213-3 du code du patrimoine, après accord de l’autorité dont émane les documents.

La commission précise qu’afin de déterminer s’il y a lieu ou non de faire droit à cette demande, il appartiendra à l’autorité saisie de mettre en balance les différents intérêts en présence à savoir, d’une part, l’intérêt légitime du demandeur et d’autre part, les intérêts que la loi a entendu protéger. La pesée de l’un et des autres s’effectue en tenant compte de l’écoulement du temps ainsi que, le cas échéant, de la circonstance que ces documents ont déjà fait l’objet d’une autorisation de consultation anticipée ou ont été rendus publics. L'examen de la demande peut aussi conduire à prendre en considération la capacité du demandeur à respecter la confidentialité des informations qui lui seront communiquées, l’impossibilité pour lui de consulter les documents sur place ou encore la nécessité de préserver la conservation et l'intégrité physique des documents demandés

Pour ce qui concerne les documents dont la commission estime qu’ils peuvent être consultés par Maître X sans atteinte excessive aux intérêts protégés par la loi, la commission constate qu’il n’a pas été fait état de circonstances qui s’opposeraient à leur reproduction, en particulier de considérations liées à la préservation de leur intégrité. Dans ces conditions et en l’état des informations dont elle dispose, la commission émet un avis favorable à la demande de reproduction de ces documents.